Rodolphe Burger - Théâtre Jean Marais, Saint Gratien - 8 février 2013

J'ai fait un magnifique voyage a travers le temps, l'espace, les genres, le sexe et c'est avec difficulté que je suis sorti de ma torpeur...




Le billet du concert donne droit au visionnage du film Ne Change Rien, un film de 2009 de Pedro Costa qui raconte la genèse des deux titres de l'album Slalom Dame de Jeanne Balibar qui ont été composés et arrangés par Rodolphe Burger. C'est en noir et blanc. Ce sont des plans fixes. On y entend les deux même titres ad nauseam. Parfois on y entend aussi Jeanne Balibar chanter de l’opérette, on la découvre dans son intimité. Bon, les plans enregistrés dans la ferme de Rodolphe Burger aménagée en studio sont intéressants, après... moi, le cinéma...

Donc, filons du cinéma pour une autre salle obscure. La plupart des sièges sont déjà occupés par le gratin de la ville de Saint Gratien, on se trouve des places un peu excentrées, mais au premier rang pour assister à ce qui promet déjà d'être un grand moment d'émotions.

Rodolphe Burger entre en scène accompagné de Medhi Haddab au oud, Julien Perraudeau au clavier et à la basse, Yves Dormoy à l'ordinateur et aux clarinettes, de l'actrice Lital Tyano qui chante en hébreu et en français, et de Rayess Bek qui, pour l'instant, reste assis dans son coin.

La première partie est une réinterprétation du Cantique des Cantiques dans la version du texte traduite par Olivier Cadiot, un autre compagnon de route de Rodolphe Burger. Le Cantique des Cantiques est un des textes qui est lu par les mariés sur l’autel lorsque le prêtre célèbre leur union. Alain Bashung pour son mariage avec Chloé Mons n'a pas échappé à  la tradition. Mais il l'a fait avec le panache d'un artiste et a commandé à Rodolphe Burger de mettre en musique le texte. Une interprétation électronique, chargée de guitares aériennes et mélancoliques qui a donné lieu à un disque sorti sur le label de Rodolphe Burger Dernière Bande.

Il serait prétentieux, inutile, vain et naïf de chercher à faire un résumé d'un texte poétique qui date d'il y a 23 siècles. Ce sont deux amants qui se disent combien ils s'aiment et ils se trouvent beaux, fiers, intelligents, et combien il souhaitent faire crac-boum-hue ensemble... Mais la vache, ils se le disent vachement mieux que moi (ou même que Jacques Dutronc) et Rodolphe Burger comme Lital Tyano qui le déclame le font avec un panache qui donne un corps encore plus puissant aux métaphores érotiques pluri-séculaires. Ce qui est beau c'est qu'à travers les siècles, quand un garçon rencontre une fille, il cherche toujours les mêmes mots pour lui parler; quand une fille rencontre un garçon elle cherche toujours les mêmes mots pour lui parler. Et il ont toujours l'impression de vivre cela pour la première fois dans l'histoire de l'humanité.

J'ai fait un magnifique voyage a travers le temps, l'espace, les genres, le sexe et c'est avec difficulté que je sortis de ma torpeur... de la transe qui m'a prise dans mon siège de velours rouge, pour applaudir cette première partie.

Le film d'une interview de Mahmoud Darwish quelque temps avant sa mort nous a aidé à faire la transition entre les deux textes de cette performance. La jeune femme qui l'interviewe est Israélienne et l'interview, même si elle est  mal filmée, que le son est mauvais, est très chargée en émotion. Bourrée de tensions. Il y a la guerre, l'urgence,  derrière chacun des protagonistes, interviewé comme intervieweuse.

Le refrain, lancinant, est naturellement trouvé. "S'envolent les colombes". Les trois voix s’entrelacent à nouveau : la voix arabe du rappeur Rayess Bek qui réinterprète fidèlement l’articulation et la prononciation de l'arabe du grand poète Mahmoud Darwish ; la voix française, caverneuse de rockeur de Rodolphe Burger; et celle, en hébreu, féminine de Lital Tyano.

Ils prennent le temps de laisser les mots se former, les images de se former dans l'esprit du spectateur. Le morceau fait 20 minutes, 30 minutes... peu importe, le texte doit être dit, certains passages répétés comme un refrain, on les répète, les mots le supportent. Ces mots là supportent la répétition. "S'envolent les colombes. Se posent les colombes". Ils nous faut le temps de l'apprendre en trois langues. "S'envolent les colombes. Se posent les colombes". Le temps de comprendre que les colombes ne sont qu'une image, qu'une métaphore et que comme pour le Cantique des Cantiques, il est question de deux protagonistes. Il est question d'amour, charnel. "Mon aimé et moi sommes deux voix en une seule lèvre". Le temps de comprendre que cet amour n'est qu'une image, une métaphore. Il est question de guerre, meurtrière.

Dans l’interprétation d'un texte comme de l'autre, les musiciens, magistraux, ont le génie de se mettre entièrement au service du texte et de rester en retrait. De soutenir les textes, de les faire respirer, d'habiter leurs moments calmes, leurs pauses, de sublimer l'intensité des textes. On repart habités, perturbés et sereins à la fois de cette performance.

Une sortie sur CD de l’interprétation de ces deux textes est prévue. Il nous a été proposé à la fin du concert de participer à une souscription pour le recevoir dès sa sortie.

Et comme je manque de vocabulaire je vous souhaite simplement la paix, שלום ,السلام.